Des vautours travaillent pour la police scientifique
En septembre 2000, j’ai fait un reportage aux Etats-Unis pour Le Monde, dont je me souviendrai toute ma vie, une visité guidée de l’Anthropology Research Facility (ARF) de l’université de Knoxville, au Tennessee. Son surnom est plus parlant : la Ferme des corps. Un endroit où des chercheurs étudient le moindre aspect de la décomposition du corps humain. Non pas à des fins morbides ou pour assouvir une curiosité mal placée. Mais pour aider policiers et médecins légistes à comprendre ce qui est arrivé aux cadavres dont ils ont à s’occuper.
William Bass, le fondateur de l’ARF, avait commencé sa carrière d’anthropologue spécialisé dans la médecine légale au Kansas, où les corps retrouvés dans la nature étaient essentiellement des squelettes. En déménageant dans le Tennessee en 1971, l’homme se voit soumettre des corps possédant encore des chairs, qui grouillent de vers. « Le Kansas est deux fois plus grand et deux fois moins peuplé que le Tennessee, m’expliqua-t-il. Si vous êtes tué au Kansas et que le meurtrier dissimule votre corps, on ne vous trouvera probablement pas avant des années, tandis que si vous êtes tué dans le Tennessee, la probabilité pour que l’on vous découvre plus tôt dans le stade de décomposition est assez bonne. J’ai regardé dans la littérature scientifique pour savoir comment déterminer la date de la mort à partir de ces restes, car c’est toujours ce que la police demande, mais il n’y avait rien. Je me suis donc adressé à l’université de Knoxville en leur disant : “J’ai besoin d’un terrain pour mettre des corps dessus. ” » Très pragmatique. Ainsi est donc née, il y a quatre décennies, la Ferme des corps sur laquelle un nombre considérable de recherches ont été menées, que ce soit sur les cadavres eux-mêmes ou sur leurs fluides, sur leurs odeurs comme sur les insectes qui viennent s’en repaître. Avec toujours en tête l’objectif de départ : reconstituer la séquence par laquelle le corps est passé, calculer le plus précisément possible l’intervalle qui sépare la mort de la découverte du cadavre, de façon à déterminer la date du décès mais aussi à faire le tri parmi les suspects quand il y a eu meurtre.
L’exercice, en soi, est déjà assez compliqué étant donné le nombre de variables à traiter. Il se corse lorsque des charognards sont passés par là : il devient particulièrement difficile de comprendre la séquence des événements post-mortem quand des animaux ont dévoré les chairs, voire démembré le cadavre. Si la littérature scientifique recense quelques travaux sur les charognards que peuvent être les rats et les canidés, rien ou presque n’existe sur l’action des oiseaux sur un corps humain, et en particulier les vautours, présents sur tout le territoire américain. Or, comme me l’a expliqué Kate Spradley, anthropologue à l’université du Texas, les vautours sont très nombreux dans cet Etat. Mais les études analysant l’action de ces volatiles sur des cadavres de porcs montrent leurs limites. Même si le cochon est en général considéré comme un bon analogue de l’homme sur le plan biologique, la taille de l’animal, la structure de son squelette et la répartition des masses sont différentes, ce qui influence les vitesses de décomposition mais aussi la manière dont les charognards vont le “nettoyer”.
Avec deux de ses collègues, Kate Spradley a donc adopté un point de vue aussi pragmatique que William Bass en son temps : le trio a décidé de lancer un programme d’études sur la manière dont les vautours s’attaquent au cadavre humain et d’établir dans quelles proportions ces oiseaux modifient la fameuse “séquence des corps” établie sur l’ARF, dont Patricia Cornwell s’est inspirée dans son roman du même nom. L’idée consiste aussi à établir tous les “traumatismes” que ces animaux font subir au corps et notamment les traces qu’ils laissent sur le squelette, qui pourraient être confondues, dans le cas d’un meurtre, avec les marques faites par l’assassin. Une première étude a été réalisée en 2009-2010 sur la Ferme des corps que l’université du Texas a ouverte en 2008 sur un terrain de 10 hectares, à l’image de celle du Tennessee. L’expérience vient d’être décrite dans la revue Forensic Science International.
En novembre 2009, les chercheurs ont déposé sur ce terrain le cadavre “frais” (non décomposé et non autopsié) d’une femme ayant légué son corps à la science. Le dispositif d’étude comprenait une caméra détectant les mouvements pour filmer les interventions des animaux et un suivi GPS de quelques points du corps (oreille, bas du sternum, poignets et chevilles) afin d’avoir une idée des différents mouvements infligés au corps, qui risquait d’être traîné hors du champ de la caméra. Les premiers vautours sont apparus au bout de quelques jours pour s’attaquer aux yeux. Il ne s’est ensuite rien passé pendant plusieurs semaines, la décomposition du cadavre se faisant lentement en raison des températures fraîches de la fin de l’automne et du début de l’hiver. Puis, le 26 décembre 2009, une trentaine de vautours sont arrivés et ont dévoré le corps, le réduisant à l’état de squelette en l’espace de seulement cinq heures. Une durée incroyablement courte pour les chercheurs, qui s’attendaient à ce que le processus prenne une journée entière.
Les oiseaux sont revenus sur les lieux pendant les quinze semaines suivantes, s’attaquant à diverses parties du corps qui ont au final été dispersées sur plus de 80 mètres carrés. Pour Kate Spradley, le fait que des vautours soient capables, en si peu de temps, de transformer un cadavre en squelette montre qu'”on ne peut utiliser les méthodes classiques pour estimer le temps qui s’est écoulé depuis la mort, car elles surestimeront ce délai de manière significative. Il nous faut maintenant comprendre quels facteurs jouent un rôle-clé dans la “squelettification”, de façon à pouvoir aider les forces de l’ordre.” Même si l’expérience peut sembler choquante, tout comme mon reportage de 2000 sur la Ferme des corps avait heurté la sensibilité de certains lecteurs, il ne faut jamais perdre de vue l’objectif de ces recherches : les travaux menés par William Bass ont permis de résoudre de nombreuses affaires criminelles et les méthodes d’analyse que les anthropologues de son genre ont mises au point ont aussi servi au cours des enquêtes sur les charniers découverts dans l’ex-Yougoslavie.
Pierre Barthélémy (@PasseurSciences sur Twitter)