Interview de Philippe ESPERANÇA, expert en criminalistique

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Découvrez l’interview passionnante de Philippe ESPERANÇA, expert en criminalistique et scène de crime, agréé près la Cour de Cassation. Il est le responsable Criminalistique au sein du Laboratoire d’Analyses Criminalistiques (LAC).

Votre parcours est assez éclectique ou atypique, pouvez-vous nous le présenter ?

En décembre 1990, je travaille au muséum national d’histoire naturelle et j’ai la chance que les responsables du laboratoire d’entomologie me fassent confiance et me confient les collections d’insectes nécrophages. A ce moment-là, deux gendarmes sollicitent le muséum pour une formation en entomologie générale dans le but de créer un service spécifique au sein d’une structure qui deviendra par la suite l’IRCGN. Le muséum me propose de dispenser cette formation et finalement, à la fin, la gendarmerie me propose de créer le service. Le muséum me donne le feu vert et me pousse à créer cette spécialité qui semble promise à un bel avenir. Passionné par ma profession, je bascule vite vers la gendarmerie, et intègre un DESS de criminalistique à Lyon. Parallèlement à ce diplôme on me confie la morphoanalyse des traces de sang. Cette discipline touche le vivant et comporte des notions de sciences physiques mais aussi une part non négligeable de description des traces. Cela me convient très bien puisque depuis des années je décrivais des insectes. En activité connexe à la morphoanalyse, il y a la détection des traces de sang. Je me suis alors pris au jeu en testant différents produits chimiques pour détecter des traces de sang. J’ai finalement créé ma propre formule de « Bluestar » puis j’ai ensuite fait évoluer le bluestar®forensic avec la société qui l’a commercialise aujourd’hui.

Justement, comment en êtes-vous venu à ce produit qui a aujourd’hui intégré un très grand nombre de services de police scientifique dans le monde ?

Au début, mon objectif était de réhausser le signal des traces sanglantes, ce qui se faisait très peu à l’époque. Je ne suis pas chimiste de formation, mais en regardant tous les produits, j’ai trouvé une molécule intéressante. C’est finalement au salon Milipol qu’un de mes collègues a rencontré la société Roc Import qui commercialisait un produit de détection des traces de sang pour la chasse. Je me suis rapproché de cette société qui a réfléchi à l’amélioration du produit puis a créé le bluestar® forensic. Mes travaux dataient de 1999 et mes premiers contacts avec la société de 2000 mais la mise au point définitive du produit opérant s’est effectuée entre 2003 et 2006. En 2003, lorsque je l’ai utilisé pour l’affaire Flactif, le Bluestar était opérationnel mais pas encore commercialisé.

BLUESTAR® FORENSIC

Comment vous êtes-vous formé à la morphoanalyse des traces de sang ?

J’ai effectué plusieurs voyages au Canada à Edmonton (capitale de l’Alberta) entre 1999 et 2003. J’ai été formé par un consortium qui était la police monté, l’État de l’Alberta et l’université d’Edmonton.

Quelle a été pour vous la première utilisation marquante de la morphoanalyse en France ?

Dès que j’ai eu à connaître la discipline j’ai vu que c’était du tonnerre ! Découvrir COMMENT un auteur avait pu procéder et pas seulement QUI était l’auteur était un changement de paradigme. J’étais convaincu que le COMMENT était important. Dès que j’ai commencé à exercer en novembre 1999, on m’a contacté pour une dame qui venait de tuer son mari. Elle reconnaissait les faits, c’était donc un cas d’école idéal. Finalement, la femme racontait que les faits s’étaient déroulés d’une certaine façon et j’ai pu démontrer que cela ne s’était pas du tout passé comme elle l’expliquait aux enquêteurs. A titre personnel, j’ai tout de suite senti avec cette affaire la pression que ça allait me mettre sur les épaules. Car plutôt que de dénoncer simplement ce qui s’était passé, il allait falloir le démontrer très vite dans un rapport détaillé.

Rapidement après cette première affaire, on m’a confié la tuerie d’HUOS, un triple homicide commis dans une maison des Pyrénées. Le principal suspect, le dénommé Henri-Jean Jacomet, clamait son innocence.  La morphoanalyse est venue lui donner raison et a complètement changé les conclusions qui dataient de 1988. On m’a mis l’affaire entre les mains en 1999-2000 près de 12 ans après les faits. J’ai pu démontrer qu’il ne s’agissait pas d’un triple homicide mais d’un double homicide de deux sœurs commis par le mari de l’une d’entre elles qui s’était donné la mort à l’issue. J’étais un peu hésitant car je venais de commencer ma formation. Finalement Henri-Jean Jacomet a été innocenté et a pu reprendre son parcours.

Autant la première affaire était intéressante, autant la deuxième était initiatique car j’arrivais à des conclusions complètement différentes de celles du dossier. On en revient à ce principe d’observation, de description et de compréhension d’un phénomène.

Quel a été ensuite votre parcours jusqu’à la création du Laboratoire d’Analyses Criminalistiques (LAC) ?

Après avoir travaillé pendant près de 18 ans à l’IRCGN, j’avais besoin d’une nouvelle dynamique et c’est à ce moment-là que Jean-Paul MOISAN m’a proposé de reprendre toute la criminalistique hors génétique de l’Institut Génétique de Nantes Atlantique (IGNA). Jean Paul Moisan est décédé en 2012 et les perspectives sont devenues différentes. En 2014, j’ai décidé de créer le LAC pour continuer à servir la justice avec la morphoanalyse et la détection de traces de sang. Je souhaitais aussi former les personnes à la morphoanalyse. La structure créée s’est développée ce qui a permis de recruter des personnels pour plus tard développer la modélisation 3D (crim 3.0) d’une scène de crime et la réalité virtuelle.

Quelle est la répartition des dossiers au LAC et quelles sont vos formations ?

Pour environ 60% des dossiers c’est morphoanalyse, détection et analyse de procédure (pour étudier la compatibilité des déclarations). Pour les 40% restants c’est de la modélisation crim 3.O que nous utilisons aussi en synthèse criminalistique. Avec crim 3.0 nous réalisons plusieurs types de modélisation : basique (on crée le lieu), courante (création du lieu et des indices) et enfin la complète où l’on crée les lieux avec les indices, en détaillant ceux qui ont été analysés et leur apport dans le dossier.

Nous effectuons aussi des formations en morphoanalyse de traces de sang sur 3 niveaux

  • niveau 1 : formation d’un technicien en étude de traces de sang
  • niveau 2 : formation d’un technicien supérieur en étude et identification de traces de sang
  • niveau 3 : formation d’un expert ou morphoanalyste. Dans ce dernier niveau on passe à un niveau de gestion d’intervention avec rédaction de rapport et passage devant un tribunal (réalisé avec des avocats et magistrats)
© capture d’écran du site du LAC – tous droits réservés

Nous effectuons des formations en France et à l’étranger à la demande. Parmi les postulants, nous avons quelques étudiants, des techniciens de police scientifique et parfois quelques médecins légistes.

Pouvez-vous nous partager des affaires marquantes que vous avez traité au LAC depuis 2014 ?

Nous avons environ 50 dossiers par an mais cela peut monter à plus de 70 dossiers. Une affaire qui m’a marqué est l’assassinat de Sophie le Tan avec la condamnation en appel de Jean-Marc Reiser. Nous avons pu trouver des traces de sang alors que rien n’avait été détecté jusqu’à présent. Peut être c’était avec de la chance ou parce qu’avec l’expérience je savais où chercher ou encore parce que je connais parfaitement le Bluestar. J’ai ressenti du soulagement et de la fierté quand j’ai su que l’ADN de la victime était identifié à l’endroit où j’avais pu détecter les traces.

Je me rappelle aussi d’un dossier dans le Nord où un individu avouait être sur les lieux d’un double crime en tant que spectateur et non acteur. Les analyses de dispersion de traces ont montré qu’il était le seul tiers présent et acteur des faits et non spectateur. Une autre action de détection de traces au Havre m’a marqué, il y avait 3 blessés dont deux personnes décédées. J’ai pu démontrer que pour la personne blessée survivante, les blessures avaient pu être auto-infligées ce qui était contraire à ses déclaration initiales. C’était une scène difficile, particulièrement sanglante avec plus de 300 coups de couteaux.

Pour ceux qui veulent en savoir plus, découvrez l’excellent livre de Philippe Esperança

Morphoanalyse des traces de sang : une approche méthodique

Vous avez travaillé sur l’affaire Flactif, un dossier hors norme. Vous rappelez-vous de comment vous aviez été avisé ?

Je me souviens particulièrement de cette affaire. Le Technicien en identification criminelle (TIC) local Philippe Kara Agop doit intervenir le jeudi dans le chalet familial mais il m’appelle le mardi précédent pour me parler du dossier. Il voulait savoir si son action n’allait pas nuire à d’éventuelles recherches de traces de sang que je pourrais effectuer. Le jeudi, toute une équipe de l’IRCGN (spécialistes en traces papillaires, traces biologiques ou micro analyse) part pour effectuer les constatations mais j’étais resté à l’institut à ce moment-là. L’unité de projection de l’IRCGN, l’UNIC n’existait pas encore. Pour tout vous dire, j’étais en entretien avec le directeur de l’IRCGN pour lui demander d’alléger mes sorties sur le terrain afin de me permettre d’avancer sur mes rapports. J’étais à la limite du burn out avec trop de dossiers à gérer. Je quitte le bureau du directeur, remonte et vais prendre un café avec mes collègues pour évoquer cette saturation. A ce moment là, j’ai le directeur de l’IRCGN derrière moi qui me dit “Esperança, pas de chance, on ne peut jamais croire un colonel, on a besoin de vous la bas”. On me prévient vers 11h et je dois y aller en urgence, j’ai conduit à Paris et rejoint la gare à la sirène deux tons ce qui m’a occasionné un accident de voiture administratif… Dans le train pour la Haute-Savoie, j’étais en état de tension maximal et je regardais les autres passagers qui semblaient très tranquilles !

A l’arrivée, accueilli par les TIC locaux, je me rends compte que les constatations ne sont pas terminées et que mon intervention est prématurée. Les traces de sang et de nettoyage sont évidentes, j’arrive même à voir la taille de l’éponge ayant permis de nettoyer les lieux. Je reste à peine quelques heures et repars en train, ce qui m’a d’ailleurs valu de louper mon anniversaire de mariage.

Je reviens ensuite 3 jours complets pour traiter l’intégralité du chalet avec Philippe Kara Agop que je rencontre enfin. Je me rappelle d’un midi, on discute de l’affaire au restaurant.  J’explique alors que j’ai trouvé 5 zones de faits. Je suis tellement dans mon analyse que je n’avais même pas percuté qu’il y avait alors 5 disparus ! Peu après, un capitaine de gendarmerie arrive au restaurant et salue tous les clients autour de nous… qui étaient presque tous des journalistes !

En faisant de la détection de traces, j’avais repéré un lieu de stockage de corps, une zone réactionnelle dans la chambre des filles, une zone de projection très importante devant le frigo de la cuisine… Il y avait aussi de grosses traces sur la table de la cuisine qui ont finalement été identifiées avec l’auteur des faits.

Combien de temps avez-vous passé ensuite sur le rapport ?

Je crois me déplacer début mai, je rends le dossier fin juillet. A l’époque, je faisais 100 missions à l’année. Mais cette affaire était prioritaire car lorsque j’interviens, il faut avoir en tête que rien ne dit que tout le monde est mort ici. Sur cette affaire je suis revenu travailler sur le véhicule familial de 17h à 7h du matin non stop. J’y suis enfin retourné au moment de l’interpellation. Et j’ai participé à la découverte des corps où nous avons ratissé une zone, carré par carré, comme si nous étions sur une scène de catastrophe de masse. J’ai pu finalement remettre un rapport de près de 600 pages.

Philippe ESPERANÇA un grand merci pour le temps accordé, nul doute qu’un jour il faudra écrire vos mémoires !

Philippe ESPERANÇA est gérant du Laboratoire d’analyse criminalistique (LAC), société qui a pour but de répondre aux sollicitations des magistrats ou enquêteurs dans le cadre d’ordonnance de commission d’experts ou de réquisitions. A cela s’ajoutent des actions de formation ou de conseils sur des activités qui touchent à la criminalistique.

Les professionnels de police scientifiques pourront être particulièrement intéressés par la rubrique travaux intéressants du site internet du LAC qui regroupe des publications d’intérêt dans le domaine de la criminalistique

 

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