L’affaire Dreyfus : 22 ans d’expertises en écriture
De 1884 à 1906, pas moins de quarante experts furent officiellement désignés par la justice. Le système de comparaison le plus significatif et qui a eu le plus de poids pour l’accusation fut celui créé par Alphonse Bertillon.
A l’époque, la crédibilité des experts était bonne car ceux-ci se plaçaient toujours sous la tutelle de la Science, en utilisant par exemple des calculs de probabilités ou en mettant en avant la forme purement logique (donc désintéressée) de leurs démonstrations. Malgré cette toute puissance, le nombre important d’expertises a entraîné des querelles d’experts et a posé un certain nombre de questions sur la crédibilité ou la validité des expertises.
Cette affaire pose le problème général de l’expertise scientifique : l’expert doit-il se concentrer uniquement sur l’aspect scientifique ou doit-il prendre en compte les éléments d’enquête ? Comment l’expert doit-il communiquer ses expertises au jury ? Comment la justice peut-elle déterminer la prédominance d’une expertise sur l’autre ?
Les analyses en écriture dans le procès de 1894
Le seul élément matériel de l’accusation est le bordereau, ce qui donne à l’expertise en écriture une valeur déterminante. Le 13 octobre 1894, alors que la presse ignore encore tout de ce qui va bientôt devenir “l’Affaire”, Bertillon reçoit l’ordre du préfet Lépine de comparer l’écriture du bordereau avec celle de Dreyfus. Il doit rendre son rapport dans la même journée. Dans la soirée, il présente ses conclusions :
si on écarte l’hypothèse d’un document forgé avec le plus grand soin, il appert manifestement que c’est la même personne qui a écrit les pièces communiquées et le document incriminé
Dans le même temps, Alfred Gobert, expert de la banque de France est consulté. Gobert reconnait d’abord que :
l’apparence de similitude d’écriture est frappante” mais il conclut que, “malgré leur même aspect graphique, les deux écritures présentent des dissimilitudes nombreuses et importantes
Dans son rapport, Bertillon remarque que le texte du bordereau présente des retouches, qui peuvent être perçues comme les indices d’un faux. De plus, il observe que le bordereau est une feuille de papier pelure très fine, presque transparente. Il présume que cette feuille pourrait servir de calque à un faussaire très habile qui chercherait à imiter une écriture pour compromettre une autre personne en cas de découverte de la lettre. Au cours de l’évolution de l’Affaire, Bertillon arrangera cette thèse pour étayer la culpabilité de Dreyfus.
Le 20 octobre 1894, Bertillon présente un nouveau rapport dans lequel il expose sa thèse de l’autoforgerie. L’auteur du bordereau est bel et bien Dreyfus qui a astucieusement effectué une contrefaçon de sa propre écriture. Ainsi l’écriture du bordereau ne correspond pas toujours à l’écriture de Dreyfus car celui-ci a introduit dans son écriture des éléments parasites, empruntés aux écritures des membres de sa famille, afin de pouvoir se disculper en cas d’accusation.
Il peut selon les circonstances, soit prétendre que la pièce a été fabriquée, soit dénier toute ressemblance avec son écriture
Ce rapport sera célébré plus tard par l’État-major militaire comme un des chefs-d’œuvre de la science moderne. Lors du procès de décembre 1894, il confirmera, avec certitude, l’identification de Dreyfus comme auteur du bordereau :
La preuve est faite péremptoire. Vous savez qu’elle était ma conviction du premier jour. Elle est maintenant absolue, complète sans réserve aucune
Devant la thèse étrange de Bertillon, le garde de sceaux désigne trois nouveaux experts : Charavay un archiviste paléographe, Teyssonnières un ingénieur des ponts et chaussées et enfin Pelletier, rédacteur au ministère des beaux arts. Encore une fois les experts arrivent à des conclusions différents.
Charavay conclut :
“que la pièce incriminée est de la même main que les pièces de comparaison mais il peut aussi s’agir d’un sosie en écriture”
Teyssonières conclut que le bordereau a été écrit par Dreyfus et que :
“l’écriture du bordereau, présente tous les caractères d’un déguisement” et que Dreyfus “a volontairement mal écrit pour mieux se protéger”
Pelletier conclut qu’il ne s’agit pas de l’écriture de Dreyfus et que :
“l’écriture n’est nullement déguisée”
Les cinq experts ont donc des divergences dans leurs conclusions voire se contredisent complètement. Deux experts sur cinq n’attribuent pas le bordereau à Dreyfus.
Le 21 décembre 1894, Bertillon expose sa thèse de l’autoforgerie, diagramme à l’appui. Son exposé fait forte impression malgré son caractère incompréhensible. Il désigne Dreyfus comme coupable et affirme qu’il s’est servi d’au moins trois écritures pour écrire le bordereau. La thèse douteuse de l’autoforgerie ne semble pas convaincre le tribunal, mais Dreyfus voulant se défendre des accusation a un phrase malheureuse. Voulant se moquer des arguments de Bertillon, il déclare : “Que le témoin veuille bien jurer qu’il m’a vu écrire le bordereau”. Certains jurés interprètent cette déclaration comme un aveu implicite. Dreyfus est finalement condamné par le Conseil de Guerre mais certainement beaucoup plus à cause du dossier secret transmis par l’accusation, qu’à cause des expertises en écriture.
Les procès Esterhazy et Zola
En 1897, Picquart accuse le commandant Esterhazy d’avoir écrit le bordereau. Bertillon avance alors l’hypothèse selon laquelle Esterhazy est l’homme de paille choisi par la famille Dreyfus qui, depuis 1895, l’exerce à imiter l’écriture du bordereau tandis que parallèlement, à l’Île du diable, Dreyfus s’exerce à rendre la sienne dissemblable. Ainsi la famille Dreyfus pousserait Esterhazy, contre rémunération, à imiter l’écriture du bordereau pour donner un nouveau coupable au Conseil de Guerre. En 1897, Bertillon publie deux articles sur cette question dans la “Revue scientifique”.
A la suite des suspicions portés sur le commandant Esterhazy, trois nouveaux experts sont désignés Edmé Belhomme, Étienne Charavay et Pierre Varinard. Esterhazy est convoqué en Conseil de Guerre et les experts devront donner leurs conclusions. Les experts partent de l’hypothèse que le bordereau est forgé, car un espion, par définition, déguise son écriture. Les expertises concluent que le bordereau n’est pas d’Esterhazy mais d’un faussaire qui imite son écriture. Le faussaire ne semble pas être un professionnel car l’écriture est tremblante. Sur ces expertises et d’autres témoignages, Esterhazy est acquitté.
Lors du premier procès de Zola en février 1898, Bertillon est amené à témoigner de son expertise. Il expose alors sa thèse de l’autoforgerie et amuse beaucoup le public. Bertillon, troublé par les rires du public se perd dans ses explications. Ainsi Jean-Denis Bredin dans le livre “l’Affaire” explique :
” Devant un tableau noir, il défend son fameux diagramme, s’étonne que le fac-similé du bordereau n’ait pas reproduit le point du buvard (…) Furieux de provoquer l’hilarité générale, l’expert Bertillon proteste qu’après sa mort on jugerait au point de vue historique. Il accuse les avocats de le tourmenter, déclarant éprouver des bouillonnements intérieurs”
Au cours de ce procès, face à Bertillon, les professeurs de l’école des chartres, Meyer, Molinier et Giry commis en qualité d’expert sont unanimes pour dire que le bordereau est de la main d’Esterhazy et non de Dreyfus. Les expertises ne pèseront pas lourd face aux accusations de l’armée et Zola sera condamné le 23 févier 1898 à la peine maximale.
Après ce procès, Bertillon fait l’objet de nombreuses critiques mais reste convaincu de la culpabilité de Dreyfus. Bertillon, cité par Jean Jaurès dans “Les Preuves” déclare en 1898 :
Je fis photographier le document, et, ma foi, je vous dirai que je ne m’en suis pas occupé plus longuement. J’avais une écriture qui ressemblait à celle du bordereau. Or, j’ai fait la démonstration absolue que le bordereau ne peut pas être d’une autre personne que le condamné. Qu’est-ce que cela me fait qu’il y ait d’autres écritures semblables à celle-là? Il y aurait cent officiers au ministère de la guerre qui auraient cette écriture, cela me serait absolument égal car pour moi la démonstration est faite
La demande de révision de Dreyfus est accepté en 1899, ce qui va laisser une nouvelle opportunité à Bertillon pour exposer sa thèse d’autoforgerie.