Dès le début de l’Affaire, Bertillon est sûr de son système et de sa démonstration. Mis en doute par de nombreux scientifiques renommés (Painlevé, Darboux, Appell, Poincaré), il soutiendra sa thèse jusqu’à sa mort en févier 1914.
La déposition record au procès de Rennes
Lors du procès en révision de Rennes en 1899, Bertillon a une nouvelle fois l’occasion de s’exprimer. Il le fera avec une déposition record durant plus de dix heures et s’étalant sur deux jours. Bertillon expose au Conseil de Guerre sa méthode savante qui lui a permis d’identifier Dreyfus comme auteur du bordereau. La presse est impressionnée par la démonstration :
Il fallait voir M. Bertillon distribuer à tout moment ses feuilles, ses immenses photographies, ses agrandissements de lettres, etc… Et le conseil se levant, entourant le président regardant avec stupéfaction -disent les uns et avec conviction disent les autres- et les avocats demandant eux aussi à se joindre au conseil pour examiner certaines pièces de plus près. Cela pendant 3,4 5 heures…”
Bertillon finit par exécuter le bordereau sous les yeux du conseil, en douze minutes et demie et lettre par lettre. Il détruit de ce fait toutes les déductions que les experts dreyfusistes tiraient de la ressemblance avec l’écriture d’Esterhazy
Ce qu’il fallait voir, écrit Jean Jaurès c’était l’attention soutenue des juges à observer Bertillon se démenant au tableau noir… ou récrivant le bordereau, penché sur sa table comme un chimiste du moyen age sur ses cornues… Ils écoutèrent avec la même ferveur le capitaine Valerio qui avait perfectionné le système Bertillon…
La démonstration impressionne la presse mais suscite interrogations et railleries et même les juges du tribunal se permettent quelques remarques ironiques sur la complexité de la démonstration ou la longueur de l’intervention. Dans son exposé, Bertillon se place en tant qu’expert scientifique et réalise sa démonstration à l’aide de mesures, de photographies et de probabilités.
Le “système Bertillon”
Il est impossible de réduire en quelques lignes une démonstration aussi complexe et incompréhensible que celle réalisée par Bertillon au procès de Rennes en 1899. Nous pouvons toutefois donner les grands axes de la démonstration. Celle-ci est divisée en trois parties. Dans la première partie, il démontre que le bordereau est une pièce forgée, dans la deuxième il explique que le bordereau n’a pu être forgé que par Dreyfus et dans la troisième il démontre que le bordereau a été fabriqué à l’aide d’un calque et d’un mot clé emprunté par Dreyfus à l’écriture de son frère.
1. Le bordereau est un faux
En examinant les mots du bordereau, Bertillon fait une constatation frappante. Plusieurs mots sont redoublés (copies, manœuvres, modifications) et ceux-ci semblent alignés par rapport à certains axes du quadrillage de quatre millimètres. Bertillon calcule la probabilité d’avoir des “coïncidences” pareillement disposés et estime qu’il faudrait écrire environ 10000 lettres pour obtenir le même alignement. Selon Bertillon, ce chiffre est suffisamment élevé pour conclure que le bordereau est forgé.
2. Le faux a été réalisé par Dreyfus
Le bordereau semble avoir été calqué sur des documents rédigés par Dreyfus. Cependant l’écriture du bordereau semble assez éloigné de l’écriture de Dreyfus. Bertillon explique que c’est justement pour éviter de se faire confondre par la suite que Dreyfus a modifié son écriture sur le Bordereau :
En effet, le flagrant délit est l’éventualité qui est la plus redoutable pour un traître ; en pareille éventualité, il ne s’agit plus de nier, il faut prouver qu’on est victime d’une machination, et en pareil cas le bordereau machiné, comme nous venons de l’indiquer, aurait été du plus grand secours pour établir les preuves résultant d’autres circonstances
En clair, Dreyfus a fabriqué un faux bordereau en modifiant son écriture afin de nier, si le bordereau était intercepté, qu’il en était l’auteur. Alphonse Bertillon qui a récupéré des écrits de la famille Dreyfus conclut qu’ Alfred Dreyfus a emprunté des traits de l’écriture de sa famille, comme ceux de son frère Mathieu, pour fabriquer le bordereau.
3. La fabrication à l’aide d’un calque et d’un mot clé
Pour la fabrication du bordereau, Bertillon a une théorie. Dreyfus a utilisé un procédé géométrique ingénieux qui lui a permis d’aligner les mots avec une précision millimétrique.
Dreyfus a créé un calque qui lui a servi de gabarit pour écrire tous les autres mots du bordereau. Le calque a été réalisé avec le mot clé “interêt” récupéré sur une lettre de son frère, Mathieu Dreyfus. Ce mot calqué aurait ensuite été utilisé pour donner à toutes les lettres du bordereau leurs espacements et leurs directions.
Par cette démonstration, Bertillon attribue avec certitude le Bordereau a Dreyfus.
“et c’est fort d’une certitude non seulement théorique mais matérielle, qu’avec le sentiment de la responsabilité qu’entraîne une conviction aussi absolue, en mon âme et conscience j’affirme aujourd’hui comme en 1894, sous la foi du serment, que le bordereau est l’oeuvre de l’accusé”
Les critiques du “système Bertillon”
Le 18 avril 1904, la chambre criminelle de la cour de cassation désigne trois scientifiques renommés, Poincaré, Darboux et Appell comme experts pour étudier de nouveau le bordereau en vue de la révision de l’affaire Dreyfus. Ceux-ci vont donc se pencher sur l’expertise et la théorie de Bertillon. Ils vont auditionner Bertillon sur sa méthode puis refaire ses mesures et ses calculs.
L’interrogatoire de Bertillon est poussé et les questions sont d’une grande précision. Poincaré accordait une grande importance aux protocoles expérimentaux et c’est donc tout naturellement qu’il va tenter de connaître les techniques employées par Bertillon pour photographier, mesurer et analyser le document. Le questionnaire de trois pages servira de base aux experts pour déceler d’éventuelles erreurs méthodologiques.
Pour les mesures, les experts demandent à faire analyser le bordereau par l’Observatoire de Paris seul à posséder un macro-micromètre. Pendant plus d’un mois, les diverses zones du bordereau sont mesurées puis les mesures sont comparées avec celles de Bertillon. Le but de ces mesures était aussi de déterminer si les mots du bordereau s’alignaient aussi parfaitement que Bertillon l’affirmait.
Les calculs de probabilités ont été décortiqués par Poincaré, spécialiste en la matière. Ces calculs, tous faux, ont été la principale critique de la théorie de l’autoforgerie. Selon Poincaré l’erreur la plus importante de ceux qui ont employé l’étude des probabilités a été de ne pas voire la différence entre la probabilité des causes ou la probabilité des effets. Ici l’effet est connu (coïncidences dans l’alignement) mais la cause est à déterminer (s’agit t’il d’un document forgé ou non forgé?). Or pour connaître la probabilité des causes, il faut connaître à la fois toutes les causes possibles qui peuvent entraîner l’effet et aussi la probabilité “a priori” de l’évènement. Connaître toutes les causes possibles dans le cas du bordereau, cela revient à étudier tous les procédés qui peuvent être utilisés pour forger un document, ce qui est impossible. La probabilité a priori n’est pas du domaine de l’expert mais de celui du juge. Cette probabilité consiste à évaluer une hypothèse par rapport à une autre avec les circonstances de l’affaire, le contexte, les éléments moraux, les témoignages et les aveux. Dans le rapport de Poincaré/Darboux/Appell, on pouvait lire
“Or cette probabilité “a priori”, dans des questions comme celle qui nous occupe, est uniquement formée d’éléments moraux qui échappent absolument au calcul et si, comme nous venons de le voir, nous ne pouvons rien calculer sans la connaître, tout calcul devient impossible. Aussi Auguste Comte a-t-il dit avec juste raison que l’application du calcul des probabilités aux sciences morales était le scandale des mathématiques. Vouloir éliminer les éléments moraux et leur substituer des chiffres, cela est aussi dangereux que vain. En un mot, le calcul des probabilités n’est pas, comme on paraît le croire, une science merveilleuse qui dispense le savant d’avoir du bon sens.”
Les conclusions du rapport des trois experts, rendues le 2 août 1904, condamnent fermement la théorie de Bertillon. Ils expliquent que celui-ci n’a pas appliqué les bonnes formules de probabilité, n’a pas appliqué des protocoles scientifiques rigoureux ou encore a effectué des erreurs de mesure. Les experts ne manquent pas de souligner les erreurs induites par le biais de confirmation des hypothèses dans une anecdote cinglante. Bertillon avait remarqué que des encoches étaient présentes sur le recto du bordereau et sur une lettre de Mathieu Dreyfus, il en avait conclu que ces encoches faisaient partie du procédé de fabrication du faux document. Les experts arrivent à une autre conclusion:
“En résumé, les encoches du bordereau et de la lettre des obligations ont été faites toutes deux après la saisie de ces pièces (par des ficelles permettant de maintenir les documents) ; les théories développées à ce sujet par M. Bertillon et ses disciples non seulement n’ont aucun fondement, mais elles montrent, sur un exemple qui peut être compris de tout le monde, le parti pris, le manque absolu de critique et d’esprit scientifique, le goût de l’absurde que nous avons constatés dans toutes les parties du système soumis à notre examen”
Ce rapport servira de base à la décision de la Cour de Cassation du 12 juillet 1906 qui annulera le jugement de Rennes et réhabilitera définitivement Alfred Dreyfus.
Dans cette affaire, la querelle d’expert donne l’occasion d’une véritable remise en question de l’expertise scientifique. Quelles sont les limites de l’expertise, quelle est la place de l’expert dans le procès, quels critères l’expert doit-il prendre en compte pour ses analyses, comment déterminer la prédominance d’une expertise sur l’autre ou encore comment l’expert doit-il présenter ses conclusions à la cour ? Cette affaire est donc l’occasion pour la justice ou la communauté scientifique de se pencher sur la valeur d’une expertise (pour consulter la section : valeur des expertises en comparaison d’écriture, cliquer ici), ses règles et ses limites. C’est aussi la première fois que les notions de probabilité des causes et des effets sont abordées et qu’une “référence” au Théorème de Bayes est réalisée.